J’affirmai dans un article précédent que la mythologie, tout comme la tradition grecque, sont, à travers un vaste ensemble de textes et de représentations picturales, le témoin d’un monde antique. Ainsi, et avec la notion que l’Histoire est mouvante, la légende que j’ai décidé de traiter ici est certainement l’une des plus actuelles: “Le nœud gordien”. Voyons plutôt… Asie Mineure (actuelle Turquie). VIIIème siècle av. J.-C.
Le royaume de Phrygie (au centre de la Turquie) est confronté à un problème difficile à résoudre : le roi n’a pas engendré d’héritiers et sa succession est en danger. Un oracle annonça alors que le nouveau monarque pénétrerai un jour au grand galop, sur son char, dans le temple de Zeus de la capitale. Ceux qui furent avisés de la prédiction étaient exclus: l’innocence de l’âme était requise.
Un jour, Gordius, un paysan de Phrygie, voit un aigle se poser sur le joug de sa charrue et y demeurer toute la journée. Interprétant cela comme un signe de Zeus dont l’aigle était un des attributs, l’humble laboureur décide d’honorer le dieu des dieux d’une offrande dans le temple de la capitale. Ainsi, Gordius entre dans la demeure de Zeus, debout sur son char. Il est immédiatement acclamé roi des Phrygiens… un roi de l’innocence. En mémoire de ce si peu probable, mais non moins glorieux couronnement, Gordius veut perpétuer l’instant. Le perpétuer à travers un symbole, à la fois digne de son humble condition de laboureur et d’artisan, mais aussi de toute la noblesse de son savoir, du labeur de ses mains, de la façon dont il a toujours travaillé la terre et façonné les fruits d’une Nature difficile mais généreuse. Gordius lie le timon de son char à l’autel de Zeus avec un nœud très élaboré. Une corde dont les bouts s’entrelacent harmonieusement en constituant le plus parfait des nœuds, la somme de tous ses savoirs, de tout son art. Ce nœud, sur lequel il s’incline plusieurs heures, c’est l’image de sa propre existence: méticuleuse, empreinte de son amour pour les choses bien faites. C’est le temps de sa vie, comme un long fleuve tranquille. Ces croisements infinis sont le symbole même de sa créativité et de la justesse de ses gestes, de son ingéniosité et de sa simplicité, en somme la célébration d’une alliance, car un nœud c’est avant tout un lien, une connexion, comme celle qui relie la terre aux hommes. N’était pas encore né celui qui un jour serait capable de défaire le produit de tant d’habileté!
Au-delà de cette légende, nous ne savons pas grand-chose sur le règne de Gordius. Plus célèbre deviendra son fils, Midas, a qui la mythologie grecque attribuait le don de changer tout ce qu’il touchait en or. Le phrygien Midas gouverna du haut de son trône dans sa capitale Gordion, un héritage de son père.
Un nouvel oracle vient consacrer le nœud alambiqué de Gordius dans la tradition grecque: qui saurait le dénouer deviendrait le maître de l’Asie. Beaucoup l’ont admiré, beaucoup ont tenté de le comprendre pour mieux le défaire, d’entrevoir son mystère, de résoudre l’énigme qu’il enfermait. Mais “rendons à César ce qui est à César”, seul Gordius connaissait le secret de son nœud, ce produit de son talent et de sa féconde imagination, seul lui serait capable de le délier. Les siècles passèrent sans que ce labyrinthe dévoile sa sortie, jusqu’à ce que n’apparaisse Alexandre III de Macédoine, dit Le Grand. L’Asie Mineure est la proie des razzias macédoniennes e finit presque intégralement sous son emprise. Durant l’occupation de la Phrygie, Alexandre entend parler de cet oracle et décide de résoudre l’énigme devant laquelle tous avaient échoué. Dans le temple de Zeus, après une courte observation du labeur de Gordius, Alexandre tranche le nœud de son épée. Autour de lui, un silence assourdissant fait trembler toute l’Humanité, fait frémir tout l’ardu travail de l’Homme pour s’extraire de son animalité originelle. Ce coup d’épée transversal, froid et calculé, fonde le monde moderne, crée un «monde de la simplification hâtive; de l’expérience qui détruit son objet; de l’action efficace au détriment du sens; de la tricherie; de la rupture des liens». Voici le monde moderne, otage de toutes ces images véhiculées par les médias, de ces “images d’Épinal” adoptés par presque tous, du matérialisme des sociétés modernes. Le geste d’Alexandre illustre nos préoccupations d’aujourd’hui, c'est-à-dire le rejet de la complexité. En défaisant si simplement le mystère du nœud gordien, c’est toute la symbolique d’un monde composé et réel qui s’écroule pour faire place à un monde dépourvu de secrets et de sens. C’est notre monde, celui où se trouvent nos écoles… Durant dernière décennie, l’éducation a été orientée par l’ombre de cet atroce coup d’épée, guidée par des processus simplificateurs et dépourvus de cohérence en suivant le chemin tracé par la tyrannie budgétaire. C’est de l’éducation qu’il est ici question, du présent et surtout du futur de notre pays. Exigences réduites; évaluations décaractérisées, simplistes, sans aucune ambition d’excellence; objectifs de plus en plus réducteurs; apprentissages appauvris: ce sont les résultats des politiques éducatives tracées par la bureaucratie. Dans la pratique, les exemples sont nombreux, que ce soit dans les sciences humaines, dans les sciences exactes ou mêmes dans les matières plus enclines aux aptitudes manuelles. Appauvrissement généralisé… Examens de fin de secondaire (l’équivalent du bac, au Portugal) qui, d’années en années, deviennent de plus en plus accessibles, pas par la meilleure préparation des élèves, mais par ce que l’on sollicite un niveau de moins en moins élevé. Que dire des œuvres qu’il fallait, il y a quelques années, maîtriser en vue de l’examen national de langue portugaise? Que dire des sujets qui requéraient des capacités d’analyse, d’interprétation, de démonstration, d’esprit critique? Je cite le préambule du Plan National de Lecture (projet du Ministère de l’Éducation mis en place depuis 2007): «Le Plan National de Lecture a pour objectif central élever le degré d’alphabétisme des Portugais et permettre au pays de se hisser au niveau de ses partenaires européens.» Mais comment y arriver si les examens de langue portugaise n’exige plus la maîtrise (j’ai même envie d’écrire la lecture) des œuvres de référence de notre littérature? En fait, ce n’est peut-être qu’une question de statistique, de chiffres à manipuler, histoire de bien paraitre… Si l’évaluation n’exige pas, ou très peu, pourquoi insister? Comment espérer que nos élèves soit le reflet d’une logique différente? Je le répète, pourquoi insister? Et bien, parce que c’est notre devoir en tant qu’éducateurs, parce que se sont nos propres fils, petits-fils, parce qu’ils sont l’avenir de la nation. Voilà des raisons bien suffisantes je crois…
Mais si les directives de l’éducation émanent des sphères du pouvoir, cela n’exonère pas pour autant les professeurs; une partie de cette lente dégradation du système éducatif nous incombe aussi. Il n’est pas encore possible de quantifier par décret l’exigence de chaque enseignant vis-à-vis de ses propres élèves! L’avenir est aussi entre nos mains. Je récupère le titre de l’excellent ouvrage du penseur personnaliste, Denis de Rougemont, pour conclure qu’il faut «penser avec les mains»…