Jean –Simon Berthélemy, Alexandre tranchant le nœud gordien, 1767 (École des Beaux-Arts, Paris, France)
J’affirmai dans un article précédent[1] que la mythologie, tout comme la tradition grecque, sont, à travers un vaste ensemble de textes et de représentations picturales, le témoin d’un monde antique. Ainsi, et avec la notion que l’Histoire est mouvante, la légende que j’ai décidé de traiter ici est certainement l’une des plus actuelles: “Le nœud gordien”. Voyons plutôt…
Asie Mineure (actuelle Turquie). VIIIème siècle av. J.-C.
Le royaume de Phrygie (au centre de la Turquie) est confronté à un problème difficile à résoudre : le roi n’a pas engendré d’héritiers et sa succession est en danger. Un oracle annonça alors que le nouveau monarque pénétrerai un jour au grand galop, sur son char, dans le temple de Zeus de la capitale. Ceux qui furent avisés de la prédiction étaient exclus: l’innocence de l’âme était requise.
Un jour, Gordius, un paysan de Phrygie, voit un aigle se poser sur le joug de sa charrue et y demeurer toute la journée. Interprétant cela comme un signe de Zeus dont l’aigle était un des attributs, l’humble laboureur décide d’honorer le dieu des dieux d’une offrande dans le temple de la capitale. Ainsi, Gordius entre dans la demeure de Zeus, debout sur son char. Il est immédiatement acclamé roi des Phrygiens… un roi de l’innocence. En mémoire de ce si peu probable, mais non moins glorieux couronnement, Gordius veut perpétuer l’instant. Le perpétuer à travers un symbole, à la fois digne de son humble condition de laboureur et d’artisan, mais aussi de toute la noblesse de son savoir, du labeur de ses mains, de la façon dont il a toujours travaillé la terre et façonné les fruits d’une Nature difficile mais généreuse. Gordius lie le timon de son char à l’autel de Zeus avec un nœud très élaboré. Une corde dont les bouts s’entrelacent harmonieusement en constituant le plus parfait des nœuds, la somme de tous ses savoirs, de tout son art. Ce nœud, sur lequel il s’incline plusieurs heures, c’est l’image de sa propre existence: méticuleuse, empreinte de son amour pour les choses bien faites. C’est le temps de sa vie, comme un long fleuve tranquille. Ces croisements infinis sont le symbole même de sa créativité et de la justesse de ses gestes, de son ingéniosité et de sa simplicité, en somme la célébration d’une alliance, car un nœud c’est avant tout un lien, une connexion, comme celle qui relie la terre aux hommes. N’était pas encore né celui qui un jour serait capable de défaire le produit de tant d’habileté!
Au-delà de cette légende, nous ne savons pas grand-chose sur le règne de Gordius. Plus célèbre deviendra son fils, Midas, a qui la mythologie grecque attribuait le don de changer tout ce qu’il touchait en or. Le phrygien Midas gouverna du haut de son trône dans sa capitale Gordion, un héritage de son père.
Un nouvel oracle vient consacrer le nœud alambiqué de Gordius dans la tradition grecque: qui saurait le dénouer deviendrait le maître de l’Asie. Beaucoup l’ont admiré, beaucoup ont tenté de le comprendre pour mieux le défaire, d’entrevoir son mystère, de résoudre l’énigme qu’il enfermait. Mais “rendons à César ce qui est à César” [2], seul Gordius connaissait le secret de son nœud, ce produit de son talent et de sa féconde imagination, seul lui serait capable de le délier. Les siècles passèrent sans que ce labyrinthe dévoile sa sortie, jusqu’à ce que n’apparaisse Alexandre III de Macédoine, dit Le Grand. L’Asie Mineure est la proie des razzias macédoniennes e finit presque intégralement sous son emprise. Durant l’occupation de la Phrygie, Alexandre entend parler de cet oracle et décide de résoudre l’énigme devant laquelle tous avaient échoué. Dans le temple de Zeus, après une courte observation du labeur de Gordius, Alexandre tranche le nœud de son épée. Autour de lui, un silence assourdissant fait trembler toute l’Humanité, fait frémir tout l’ardu travail de l’Homme pour s’extraire de son animalité originelle. Ce coup d’épée transversal, froid et calculé, fonde le monde moderne, crée un «monde de la simplification hâtive; de l’expérience qui détruit son objet; de l’action efficace au détriment du sens; de la tricherie; de la rupture des liens» [3]. Voici le monde moderne, otage de toutes ces images véhiculées par les médias, de ces “images d’Épinal” adoptés par presque tous, du matérialisme des sociétés modernes. Le geste d’Alexandre illustre nos préoccupations d’aujourd’hui, c'est-à-dire le rejet de la complexité. En défaisant si simplement le mystère du nœud gordien, c’est toute la symbolique d’un monde composé et réel qui s’écroule pour faire place à un monde dépourvu de secrets et de sens. C’est notre monde, celui où se trouvent nos écoles[4]…
Durant dernière décennie, l’éducation a été orientée par l’ombre de cet atroce coup d’épée, guidée par des processus simplificateurs et dépourvus de cohérence en suivant le chemin tracé par la tyrannie budgétaire. C’est de l’éducation qu’il est ici question, du présent et surtout du futur de notre pays. Exigences réduites; évaluations décaractérisées, simplistes, sans aucune ambition d’excellence; objectifs de plus en plus réducteurs; apprentissages appauvris: ce sont les résultats des politiques éducatives tracées par la bureaucratie. Dans la pratique, les exemples sont nombreux, que ce soit dans les sciences humaines, dans les sciences exactes ou mêmes dans les matières plus enclines aux aptitudes manuelles. Appauvrissement généralisé… Examens de fin de secondaire (l’équivalent du bac, au Portugal) qui, d’années en années, deviennent de plus en plus accessibles, pas par la meilleure préparation des élèves, mais par ce que l’on sollicite un niveau de moins en moins élevé. Que dire des œuvres qu’il fallait, il y a quelques années, maîtriser en vue de l’examen national de langue portugaise? Que dire des sujets qui requéraient des capacités d’analyse, d’interprétation, de démonstration, d’esprit critique? Je cite le préambule du Plan National de Lecture (projet du Ministère de l’Éducation mis en place depuis 2007): «Le Plan National de Lecture a pour objectif central élever le degré d’alphabétisme des Portugais et permettre au pays de se hisser au niveau de ses partenaires européens.» Mais comment y arriver si les examens de langue portugaise n’exige plus la maîtrise (j’ai même envie d’écrire la lecture) des œuvres de référence de notre littérature? En fait, ce n’est peut-être qu’une question de statistique, de chiffres à manipuler, histoire de bien paraitre… Si l’évaluation n’exige pas, ou très peu, pourquoi insister? Comment espérer que nos élèves soit le reflet d’une logique différente? Je le répète, pourquoi insister? Et bien, parce que c’est notre devoir en tant qu’éducateurs, parce que se sont nos propres fils, petits-fils, parce qu’ils sont l’avenir de la nation. Voilà des raisons bien suffisantes je crois…
Mais si les directives de l’éducation émanent des sphères du pouvoir, cela n’exonère pas pour autant les professeurs; une partie de cette lente dégradation du système éducatif nous incombe aussi. Il n’est pas encore possible de quantifier par décret l’exigence de chaque enseignant vis-à-vis de ses propres élèves! L’avenir est aussi entre nos mains. Je récupère le titre de l’excellent ouvrage du penseur personnaliste, Denis de Rougemont, pour conclure qu’il faut «penser avec les mains»…
[1] Voir «Le lit de Procuste», 05/11/2010.
[3] Rougemont, Denis de, Doctrine Fabuleuse, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1947, p. 96
[4] Je me réfère évidemment au monde scolaire portugais, bien que la tendance soit générale et que certaines considérations puissent s’appliquer également aux écoles françaises.
Partie I sur III
ResponderEliminarUn commentaire sans citation ne serait pas vraiment un commentaire ;), alors je cite d’emblée Alfred de Musset que le nœud gordien a également inspiré (De Musset cherchant à travers sa prose à différencier l’âme du corps) :
« Ah ! C’est un grand malheur, quand on a le cœur tendre,
Que ce lien de fer que la nature a mis
Entre l'âme et le corps, ces frères ennemis!
Ce qui m'étonne, moi, c'est que Dieu l'ait permis.
Voilà le nœud gordien qu'il fallait qu'Alexandre
Rompît de son épée et réduisît en cendre. »
Il est parfois bon et nécessaire de trancher dans le vif afin de prendre une décision, de dénouer une situation inextricable, car l’indécision et l’hésitation mènent bien souvent à l’inaction et à l’inertie. Mais ce n’est pas une solution applicable à toutes les situations…
La mythologie est un domaine si passionnant…Ton post est très intéressant. Vaste sujet. C’est presque un sujet de dissertation. :)
L’éducation est désormais au rabais, à tous points de vue. Démotivation et désintérêt total des élèves pour l’école et les matières enseignées, dévalorisation des filières professionnelles et de l’apprentissage au détriment des filières dites « intellectuelles » ( Les filières pros - artisanat sont des voies nobles et incontournables dans la vie de chaque citoyen, mais aussi indispensables à un niveau macro-économique, nécessaires à la vie économique d’un pays. Des métiers manuels sont destinés à disparaitre, faute de vocation, les élèves recherchant la facilité, à savoir des postes peu contraignants, où le salaire est le critère de choix), suppressions de postes par souci d’économie et de réduction budgétaire, dégradation matérielle de l’univers scolaire, parents totalement dépassés ne sachant même plus faire preuve d’autorité ni même se faire respecter par leurs propres rejetons et se déchargeant de leur rôle sur les profs (autre vaste sujet…): tout cela engendre une violence scolaire (physique, morale et verbale) entre élèves mais surtout envers les profs, qui ne pouvant travailler dans un climat de stress intense, climat engendrant par là même une démotivation plus que compréhensible et plus que justifiée, se détournent inévitablement de l’éducation nationale, qui ne prend absolument pas en compte et ne remédient pas aux difficultés quotidiennes des profs. Pourquoi envoyer des jeunes diplômés fraichement sortis des bancs de l’école de formation dans des lycées et zones d’éducation prioritaire incontrôlables et ingérables pour un tout 1er poste ? Où est la logique dans tout ça ? Rien ne remplace l’expérience et les années de pratique.
Partie II sur III - Suite
ResponderEliminarL’engouement pour le professorat, par conséquent, est nettement moindre, en perdition totale même : En France, l’éducation nationale a plus de poste à pourvoir que de profs en activité ou en passe de l’être, et n’arrive plus à pourvoir les postes vacants des profs partis à la retraite ou en arrêts maladie successifs. Devenir prof aujourd’hui : « Courage, fuyons » ! Hors de question. Rares sont ceux qui désormais s’y risquent, à moins d’avoir une vocation à toute épreuve et des nerfs d’acier (voire quelques années de karaté, ça peut tjs aider :). Certains profs se dévouent tout de même corps et âme à leur métier. Oui mais à quel prix ? Pour quelle récompense ? Je ne dis pas qu’il faille baisser les bras, mais cela représente un tel chantier en devenir, une masse de travail si considérable à effectuer, à concrétiser…
D’autre part, les statistiques ne sont qu’un miroir aux alouettes : l’interprétation des chiffres est tjs subjectif et n’ont qu’un but : rassurer et servir de cache-misère. On manipule les chiffres à défaut de manipuler les esprits et les mentalités… bien que souvent les 2 vont de paire ou l’un influe sur l’autre.
L’avenir de nos enfants est bien triste… Même si chaque période connait ses difficultés, sa misère sociale, ses révolutions et scandales, j’ai la sensation que c’était mieux avant. Education, respect, devoir civique, et avenir avaient encore un sens. Les enfants avaient une vraie enfance par ex, l’avenir n’était pas si noir ou si inenvisageable. Nostalgie des 80s…
Je ne connais pas suffisamment le fonctionnement et le système éducatif et scolaire du Portugal pour pouvoir émettre un avis définitif et tranché (même si c’est mon pays, mes racines), mais, sur un plan général, c’est un pays qui devrait être nettement plus avancé, plus moderne, pays qui mérite bien plus que sa situation actuelle (ne pas être systématiquement le mauvais élève européen toujours en queue de peloton), et ne devrait surtout pas faire l’impasse sur l’éducation et l’apprentissage professionnel des élèves. La passivité légendaire des portugais, ah la la…
Nous sommes désormais dans la société de l’enfant roi, auquel on cède à tous les caprices par souci de tranquillité. Tu dis « monde dépourvu de secrets et de sens ». C’est tellement vrai. Avec l’émergence et le développement des nouvelles technologies, le développement fulgurant des réseaux sociaux, l’intimité est accessible à de parfaits inconnus, ouvrant la voie à toute sorte de dérive et de dangers, l’information circule à grand V, au risque de propager de fausses informations, infos non vérifiées (je pense notamment à l’annonce des décès de personnalité qui sont encore toutes bien vivantes… mais aussi, je le reconnais, peut être d’une utilité providentielle et parfois jouer un rôle libérateur et salvateur: les rôles positifs de Facebook et Twitter sont incontestables dans le renversement récent des régimes dictatoriaux des pays du Maghreb).
Partie III – Suite et fin
ResponderEliminarC’est l’ère du «je veux tout et tout de suite », le « rejet de la complexité » comme tu l’as dit dans ton post, la recherche de la facilité à tout prix et à tout point de vue, une ère technologique où désormais la lecture, la réflexion, l’introspection, la communication de visu ne sont plus de mise et sont relegués aux oubliettes, car les enfants se détournent désormais de ces activités (lecture – Je fais référence à ton post du 28/11/10 – « L’avenir du livre » ;) - autre sujet très intéressant) pour se tourner vers une communication virtuelle, vivant dans une société du paraitre. Seule l’apparence compte, la forme important désormais plus que le fond.
On devrait se servir de ce formidable outil qu’est internet, pour propager de la culture et pousser à la réflexion et non pas servir de poubelle à toutes les dérives et à tous les détraqués de la terre. (bon, je sais, la liberté d’expression rentre en ligne de compte, mais parfois le silence est d’or :)
L’éducation, le savoir, posséder une culture générale (et même réfléchir ( !!) n’intéressent plus la génération actuelle, car ils se sentent voués à un avenir bien sombre et bien incertain: « Pourquoi étudier si seul le chômage les attend en fin de compte ? » par exemple. D’où la dégradation du système scolaire, d’où le pessimisme ambiant, d’où l’accroissement de la violence sociétale, etc…etc… Tout est lié et imbriqué. C’est le serpent qui se mord la queue. (La globalisation et mondialisation des activités et de l’économie y sont également pour beaucoup et ont nettement contribué à la dégradation de la vie). Le constat est bien peu reluisant…
Alors, oui bien sûr, c’est le rôle de chacun d’endiguer une telle dérive. Il incombe à tout un chacun de maintenir et perpétuer un savoir, une éducation - un savoir être, motiver et soutenir, et cela commence tout simplement dans le foyer, car la famille est la base de la société (c’est d’ailleurs une micro-société), car c’est là que tout commence (ou presque), là où le futur citoyen apprend la vie en communauté, apprend à communiquer, apprend la vie tout simplement ou en tout cas, apprend à se préparer tant bien que mal à affronter la vie extérieure. Tout commence donc par l’éducation de nos propres enfants. Tout commence par nous, individus à part entière. C’est une question de responsabilité individuelle ET collective, car les actions de chacun rejaillissent ensuite sur un plan plus général, sur l’environnement immédiat, puis plus général. Effet boule de neige… Mais il faut reconnaitre que c’est un rôle et un devoir tellement difficiles, un combat de tous les jours, donc pas gagné d’avance…
Bonne lecture :D
:) IG